martedì 10 febbraio 2009

Testo originale di Marco Micone

ÉCRIRE  ET  TRADUIRE ENTRE DEUX LANGUES ET DEUX CULTURES


 


J’ai passé mon enfance dans le Sud rural de l’Italie colonisé et appauvri par le Nord industrialisé. Les invectives racistes adressées aux culs-terreux méridionaux avaient pour but de nous attribuer notre infériorité sociale et économique. J’ai longtemps eu honte de mon patois : ma langue maternelle. Je trouvais l’accent chuintant de la Padanie beaucoup plus beau que mon parler saccadé. Lorsque j’ai compris que ma situation linguistique était analogue à celle des francophones du Québec, je me suis porté solidaire de leur lutte. La défense du français s’est ainsi substituée à celle de mon patois.


 


 


J’ai longtemps eu peur des mots.


 


J’ai commencé par avoir peur de ne pas les comprendre, puis de ne pas en avoir suffisamment   avant de me les approprier, de les triturer, d’en inventer et d’en jouir jusqu’à les trahir.


La peur de ne pas les comprendre a commencé très tôt à l’école élémentaire. Je fus étonné qu’on ne m’y enseigne pas les mots que j’utilisais tous les jours d’autant plus que ceux qui l’avaient fréquentée ne parlaient pas différemment des autres. Dès le début de la deuxième année, le maître nous obligea à acheter un carnet noir dans lequel nous devions noter tous les mots de notre dialecte que nous utilisions en classe et pour lesquels nous devions trouver les équivalents italiens.  La tâche nous était apparue si ardue qu’après quelques semaines nous étions tous devenus aphasiques. Ce fut mon premier dictionnaire.  Je n’ai pas gardé ce premier carnet, mais j’ai gardé l’habitude  d’aligner des mots dans un cahier de même couleur.


À  la fin de l’élémentaire, je me suis retrouvé pensionnaire dans un petit séminaire, loin de chez moi, où la répression contre l’usage du vernaculaire était d’une rare efficacité.


  Dès le lever, un des prêtres surveillants partait à la chasse du premier fautif et lui remettait discrètement une clé que celui-ci s’empressait de cacher dans sa poche pour partir aussitôt à la recherche d’un autre transgresseur, et ainsi de suite jusqu’à l’heure du coucher. Le dernier détenteur de la clé utilisait celle-ci pour entrer dans une pièce et s’auto-punir en copiant deux pages du dictionnaire Garzanti.


Mais la peur fit place à la panique lorsque je me suis retrouvé, l’année suivante, dans une école française de Montréal. Le premier jour, je suis rentré à la maison avec une liste de mots que je devais apprendre à épeler. Un seul mot a occupé mon esprit tant il m’apparaissait étrange. J’ai répété des centaines de fois BÉ A OU CO OUP  croyant que c’était la bonne prononciation. Le lendemain, incapable de reconnaître le mot tel que prononcé par le professeur,  j’en ai voulu à mon père d’avoir émigré et à ma mère d’avoir cru que j’avais besoin de lui.  


 


J’ai longtemps eu peur aussi de ne pas avoir suffisamment de mots. Après avoir fréquenté une école française pendant deux ans, mes parents m’ont inscrit à une école secondaire anglaise. Les classes d’accueil n’existaient pas encore.   Je restais assis jour après jour dans la salle de classe, sans rien comprendre, attendant la fin des cours pour retrouver mes amis italiens au gymnase ou sur le terrain de jeu. J’ai attendu des semaines  avant de poser la première question après l’avoir répétée des dizaines de fois dans ma tête. Très tôt, j’ai eu le pressentiment que je n’arriverais jamais à maîtriser cette langue tant elle m’apparaissait différente de l’italien. À l’école française, j’avais rapidement saisi les correspondances entre le français et l’italien. Je reconnaissais facilement les racines communes et les ressemblances syntaxiques et grammaticales. J’avais l’impression qu’en apprenant le français je restais en terrain connu, que je puisais à la même source que celle de l’italien et qu’avec le temps je réussirais à le maîtriser convenablement,  tandis que l’apprentissage de l’anglais m’était apparu comme une tâche titanesque, insurmontable.  Je ne trouvais aucune logique ni à la syntaxe ni à l’orthographe et encore moins à la prononciation. Certains mots me sont apparus si étranges que non seulement je me souviens de la première fois que je les ai entendus en classe, mais je n’ai jamais oublié ceux qui les ont dits. Ainsi je peux encore citer les noms de mes camarades qui ont prononcé pour la première fois devant moi flabbergasted, extracurricular, spooky, etc. Il m’a fallu du temps pour comprendre que la raison principale pour laquelle je suis sorti de ce high school avec une connaissance approximative de l’anglais, ce n’était  pas tant à cause de sa complexité intrinsèque ( qui n’est pas plus grande que celle du français ou de l’italien), mais  en raison de la méthode et des conditions de son enseignement. Il eût été étonnant que je réussisse à maîtriser la langue de Shakespeare après quatre ans de high school  en ne l’entendant que dans la salle de classe (car je ne faisais que l’entendre), puisqu’à l’extérieur je parlais l’italien et le français seulement. La peur de ne pas avoir assez de mots me fera abandonner l’école anglaise.


C’est cette même peur qui m’incita à reprendre l’habitude d’en consigner dans un cahier de couleur noire dès que j’entrepris des études en (de) littérature française. Mon premier dictionnaire Larousse que je venais d’acheter était trop impersonnel. Il me fallait ma propre liste de mots que je glanais au fil de mes lectures éclectiques. J’étais à la recherche de termes rares que j’utiliserais éventuellement pour prouver que je m’étais affranchi de mon milieu  aphasique et inculte.  J’ai pris alors l’habitude de lire le dictionnaire et de noter les mots dignes de mon cahier noir. Lorsque j’ai décidé d’écrire des pièces de théâtre sur les immigrants italiens, j’ai découvert que ceux que je collectionnais ne m’étaient d’aucune utilité. Le problème que j’avais à résoudre était le suivant : comment faire parler, pour un public francophone, des immigrants d’origine italienne, de condition modeste, peu scolarisés et parlant rarement et très mal le français?  Je résolus d’utiliser une langue très simple mâtinée d’italien, pour les personnages adultes, et truffée d’anglais, pour les personnages jeunes. J’ai voulu ainsi évoquer, aussi bien dans  Gens du silence que dans Addolorata, la diversité culturelle de la société québécoise, mais aussi la confusion linguistique qui y régnait avant la Loi 101.  


Si j’ai commencé par écrire du théâtre, c’est à cause de mon insécurité par rapport au français… insécurité qui était due en grande partie à la situation babélienne dans laquelle j’avais vécu depuis mon adolescence.  J’avais beau collectionner des mots, je savais que l’écriture romanesque et la traduction littéraire demandent une connaissance approfondie de tous les aspects de la langue, sans oublier celle de la littérature.  C’est donc seulement après avoir publié de nombreux articles dans les journaux sur des sujets d’actualité et après avoir écrit quelques pièces de théâtre, que j’ai acquis l’assurance nécessaire pour écrire un récit et traduire des pièces du répertoire classique italien.


J’ai écrit du théâtre pour régler des comptes : contre ma communauté, contre l’autorité paternelle, contre le pouvoir... Je l’ai écrit souvent au mépris des exigences de l’art théâtral. C’est en écrivant Le figuier enchanté que j’ai éprouvé pleinement le plaisir de l’écriture : cette jouissance inexplicable de puiser dans la mémoire et l’imaginaire, d’inventer des personnages qui ne nous quitteront plus et grâce auxquels on ne sera plus seuls, d’imaginer ou de recréer des lieux qu’on habitera pour toujours, d’essayer d’atteindre la vérité, la mienne, qui est  un peu aussi celle des autres : la vérité des sentiments, ou celle qui fait que je suis, que nous sommes humains, et qui parfois est enfouie sous tant d’insincérité et de couardise. Mais sans le cahier noir le plaisir n’aurait pas été le même.  C’est dans ses pages que j’ai trouvé le mot abot avec lequel j’ai composé le titre d’un des chapitres, La femme aux abots. J’aimais le jeu de mots. J’aimais aussi, moi, l’immigrant, l’idée d’obliger le lecteur francophone à consulter le dictionnaire et à me donner raison après avoir cru que j’avais tort. J’ai répété le stratagème avec le mot exorde que beaucoup de lecteurs ont sans doute cru mal orthographié. Dans un livre traitant de l’émigration, on s’attend normalement à trouver le mot exode, alors qu’en ajoutant un  r  j’ai voulu indiquer que c’était le chapitre initial du livre. Les lecteurs de mon récit ont sûrement consulté le dictionnaire aussi pour éteules, lémure et quelques autres étrangetés. Quant à amigré, névasse et ménéfréghiste : le premier est un mot valise, le deuxième, névasse  (péjoratif pour neige, du latin nix nivis,  auquel j’ai ajouté le suffixe asse), un néologisme qui désigne la sloche ( je n’ai jamais compris pourquoi dans un pays de neige on n’ait pas forgé un terme qui ne soit ni un anglicisme ni une onomatopée), et le dernier, ménéfréghiste (je-m’en-foutiste), est un italianisme qui se veut un rappel de la contamination que subit le français québécois en présence des langues immigrantes.


Écrire dans un milieu cosmopolite et plurilingue, c’est écrire en tenant compte des autres cultures et des autres langues. Être plurilingue dans un milieu cosmopolite, c’est constater l’impossibilité pour une seule langue de traduire la réalité complexe qui nous entoure, mais c’est aussi être en situation de passage et d’échanges constants entre les langues. Serait-ce là, entre les langues qu’on saisit le mieux une réalité qui ne cesse de se transformer?  N’est-ce pas le propre de la traduction et du traducteur de se situer entre les langues?


 Pendant les années quatre-vingt-dix, j’ai traduit Pirandello,  Goldoni, Gozzi et Shakespeare. Chacune de ces traductions était une transformation du texte d’origine. Parmi les nombreuses répliques que j’ai ajoutées à  La Mégère apprivoisée, il y avait celle-ci : « Petrucchio, pourquoi êtes-vous si certain de pouvoir séduire Catarina? – Parce que, répond-il, si j’étais une femme, c’est un homme comme moi que j’épouserais. »   Pendant que la salle du TNM était écroulée de rire, une spectatrice assise à côté de moi s’est écriée : ça, c’est du Shakespeare!


   L’année suivante, lors de la présentation de mon adaptation de La Serva amorosa, de Goldoni, au même théâtre, c’est Markita Boies, admirable Coraline, qui était assise à côté de moi dans un studio de Radio-Canada. Au journaliste qui lui demandait pourquoi elle aimait tant Goldoni, elle répondit que c’était pour des répliques comme celle-ci : La noblesse de votre âme vaut bien le hasard de ma naissance.  J’ai alors imaginé un spectateur s’exclamant le soir de la première : ça, c’est du Goldoni! C’est ce que j’appelle le cheval de Troie de la traduction.


   On ne traduit pas un texte de théâtre comme on traduit de la poésie ou un roman. Pour être représentable sur scène, une traduction théâtrale doit être le fruit d’un travail dramaturgique et non seulement linguistique. Le traducteur de théâtre doit reconstituer la totalité artistique, tenir compte des exigences de la scène et du jeu des comédiens. Il en est le premier metteur en scène. En tant qu’interprète du texte d’origine, cependant, il partage ce rôle avec les artisans de la scène qui deviennent tous des interprètes du texte à traduire et à représenter, des passeurs d’une culture qui ne sera plus la même à l’arrivée. En même temps qu’elle est un outil critique, la traduction en est un aussi de connaissance. Elle constitue en outre un déplacement qui permet non seulement un point de vue autre sur l’œuvre à traduire, mais aussi un regard entre, comme dans tra-dire : dire entre (tra = entre en italien) : entre les mots, entre les langues, entre les cultures, entre les imaginaires. Traduction comme tension donc, sans oublier celle jamais réglée entre l’auteur d’origine et le traducteur.


 Toute traduction est une adaptation. Une traduction d’une littéralité ou fidélité absolue n’existe pas. Il faudrait pour cela une correspondance parfaite entre deux langues,  deux cultures, deux imaginaires. Entre aussi la sensibilité de l’auteur d’origine et celle du traducteur.  Dans le cas d’un texte de théâtre classique, le traducteur est avant tout un lecteur privilégié qui ne doit pas hésiter à se l’approprier afin de le rendre pertinent à un spectateur d’aujourd’hui. « Croire qu’un texte est définitif relève de la religion ou… de la fatigue», écrit Berman. Ce qui importe dans une traduction, c’est moins sa valeur par rapport à l’œuvre originale que sa nouvelle cohérence. Il ne faut pas non plus se laisser terroriser par les classiques. Ceux-ci doivent nous servir… à comprendre le passé et le présent. D’où la liberté, sinon l’obligation,  d’adapter, de transgresser jusqu’à en faire un Cheval de Troie d’idées dont la valeur est décuplée du simple fait qu’elles sont attribuées à un auteur classique. C’est ce que j’ai fait avec mes adaptations.  Traduire donc, comme dans tradire : trahir. Un traducteur servile est un passeur de morts, dirait Meschonnic. 


 La traduction doit aussi nous rapprocher de l’ailleurs et nous éloigner de l’ici afin de relativiser  nos modes de vie et notre vision du monde. Elle doit ensuite nous faire osciller entre les deux, dans une quête sans fin d’un équilibre improbable. 


À la fin des années soixante-dix, j’ai écrit Gens du silence. Je voulais donner la parole aux sans voix, à ceux dont la langue était celle du silence et de l’impuissance. Je voulais que les spectateurs de n’importe quelle origine puissent se reconnaître dans ces personnages. Il fallait donc qu’ils s’expriment en français pour être compris par le plus grand nombre, un français populaire d’une grande simplicité, mais évitant le joual, puisque celui-ci était l’apanage des francophones. Quelques mots italiens émaillant les dialogues rappelaient qu’Antonio, Anna et Annunziata parlaient une langue qui n’était pas la leur.  Les personnages la parlaient comme s’ils s’exprimaient en italien, car le but était de dire les rêves et les tourments de ces déracinés sans les folkloriser. La désorientation individuelle et collective était incarnée par Mario et son groupe d’amis qui mélangeaient l’italien, le français et l’anglais. Une langue entre les langues.  Un sabir à l’image de la société d’avant la loi 101. En récrivant Gens du silence, vingt-cinq ans plus tard, ( premièrement en italien, puis en français) dans un Québec où le français est devenu la langue commune pour la grande majorité de la population, j’ai tenu à ce que ces personnages aux noms italiens s’expriment  comme des francophones pour que cette langue soit à la fois un modèle et un symbole.


 Je me suis traduit pour mieux me tradire.  Pour que la liberté de trahir n’ait pas de limites. Gens du silence est devenue Non era per noi. Comment raconter l’émigration à des lecteurs (spectateurs) vivant en Italie? Changer le titre, le nom des personnages, les situations vécues par ces derniers, tout en disant la même chose : l’impossibilité de vivre dans le pays d’origine, la rencontre de l’étranger, les rêves brisés, le mépris des humbles et tous ces silences : entre mari et femme, entre père et enfants, entre la communauté d’accueil et les immigrants.  Je n’avais jamais écrit en italien. Je me doutais toutefois que « les mots de mon enfance évoquaient un monde que les mots d’ici ne peuvent saisir».  Pour la première fois, j’entendais les personnages parler leur langue et non la mienne. Pour la première fois, je n’ai pas cherché à illustrer mes idées. Des personnages se sont imposés à moi. Surtout Alberto : un personnage en quête d’auteur. Je l’entendais rêver d’une vie meilleure, dire le chagrin de quitter sa femme et sa fille, avant de le voir sombrer dans une lente déchéance. Puis, Giulia. Elle supplie son mari de rentrer avant qu’il ne soit trop tard. Mais on n’émigre pas impunément. Il sera trop tard… trop tôt.


 Non era per noi est aux antipodes d’une traduction littérale.  Pourtant elle ne dit pas autre chose que ce que dit Gens du silence. J’ai traduit le sens plutôt que les mots. Un sens enrichi par des années de réflexion entre les deux versions, par la conviction qu’Alberto et Giulia font partie d’une génération sacrifiée. «Si l’émigration était une bonne chose, on ne l’aurait pas laissée aux pauvres», pensent-ils. Les lecteurs (spectateurs) italiens auront une image des émigrants moins univoque, moins idéalisée, plus conforme à la réalité. Une réalité ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs : entre deux cultures, deux imaginaires et au moins deux langues.


Non era per noi est devenue Silences.  Une retraduction qui n’existerait pas sans la version italienne où, pour une rare fois, il y a adéquation entre  mes personnages et leur langue. Si l’écriture de  Non era per noi  m’a permis  de redécouvrir  non seulement mon lien affectif avec la langue italienne, mais le pouvoir que celle-ci exerce sur moi,  l’écriture de Silences  a fait la preuve que, derrière le français que je parle et j’écris, il y a une langue italienne qui le conditionne et le nourrit. Et vice versa. Serait-ce que je parle,  écris et  traduis entre ces deux langues?


 


                                                                                    Marco Micone

2 commenti:

  1. Cher Marco,

    j'ai beaucoup aimé ton histoire, je l'ai lue avec plaisir et beaucoup d'intéret... J'avais 5 ans quand mes parents ont émigré en Belgique en 1956, dans les charbonnages du Borinage. Il y a tellement de choses à raconter ...La solitude, la différence plutot les différences et l'envie de sortir de ce milieu a fait que très jeune je me suis lancée dans la lecture, ...surtout le soir et la nuit dans mon lit avec une lampe de poche car mon père me grondait... Quel sacrifice pour ma mère de m'acheter les livres ! Je devais souvent me contenter de la bibliothèque communale. Peut etre un jour je prendrai aussi ma plume et raconterai... Un grand merci de m'avoir fait revivre ces moments gais et douloureux.

    A bientot

    Carmela Minotti

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  2. Chère Carmela, si tu veux te mettre en contact avec Molise d'Autore le mél est: molisedautore@yahoo.it

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